31 août : La roulette russe






J’ai eu froid en fin de nuit, et je comprends vite pourquoi : la barre de céréales a gelé dans la tente, elle est dure sous la dent. A l’extérieur, les mares et les berges des torrents sont prises par la glace. Je pars avec l’onglée après avoir plié la tente, en bonnet, gants et mes quatre épaisseurs de vêtements. J’ai vu mes jambes et je suis sec et maigre à faire peur : plus un atome de graisse, et les muscles tous individualisés sous la peau, avec des veines apparentes.
J’ai un ADN d’échassier, j’ai faim, et le lac n’est pas poissonneux.














Je sors péniblement de la rocaille, et trouve un sentier qui mène à des herbages où paissent des taureaux meuglant, mais couards. Je peux longer le lac et m’extasier sur la rhubarbe rouge qui foisonne et qui est censée me nourrir.







Puis ce ne sont qu’éboulis ininterrompus de roches instables. Je m’obstine pendant deux heures sans progresser ou si peu. N’en voyant pas la fin, je crois comprendre qu’il faut rejoindre le niveau supérieur, et j’entame une ascension à quatre pattes dans un pierrier qui dériboule. Il faut monter, monter, monter, et c’est épuisant. Le moindre faux pas me coupe le souffle. La gourde tombe dans un torrent, et je la vois ballottée puis disparaître, mais elle se bloque 50 mètres plus bas, et je la récupère toute cabossée : 50 mètres à gravir derechef.




Ensuite, avec une conviction qui s’amenuise, je franchis crête de caillasse après crête de caillasse, je descends dans un ravin puis dans un autre, mais chaque crête vaincue en cache une autre plus élevée, chaque ravin est un nouveau gouffre. Je suis seul, loin de tout, et je sais qu’il n’y aura plus de pâturages, et plus aucune âme qui vive. Mon but est pourtant séduisant : l’itinéraire doit aboutir sur le flanc du glacier  Grum Grjimailo, et si ses rives sont libres entre glace et roche, me permettre de rejoindre la rivière Tanimas à 20 km.




Malheureusement, je suis inquiet de n’avoir reçu aucun texto sur le téléphone satellitaire depuis 18 jours, et je me persuade peu à peu qu’une mauvaise nouvelle m’est cachée. En gravissant sans entrain ces derniers kilomètres au-dessus des 4000 mètres fatidiques, deux rengaines lugubres alternent sans répit dans mes méninges obsédées : « Reste vigilant, reste vigilant, vigilant » et « L’un des enfants a eu un accident, a eu un accident, un accident ». Le moral est en berne, j'ai mal à la tête, je suis épuisé, le sac est bientôt plus lourd que moi, la solitude est devenue un désert, le paysage est menaçant, et je monte encore un peu, encore si peu, encore trop peu. Quand tout d’un coup, je comprends ou je crois comprendre que je vais tomber, à un moment ou un autre, par perte de vitalité, et forcément, inévitablement, assurément, je vais… me casser la jambe !
C’en est trop. « Fais demi-tour ! » Non ! 
« Tu n’as aucune chance de planter ta tente ! Pas un m2 libre et plan ! Tu veux dormir à l’air libre à 4500 m d’altitude ? Et si le vent se lève, tu crois que tu te réveilleras ? » 
- Sans le sac, je peux aller voir derrière la prochaine crête, et si c’est bon, je reviens le chercher. 
« Reste vigilant ! Un accident, un accident ! »
Je dépose mon sac.
« Pour aller voir quoi ? »
J'hésite. Je ne vois plus d’issue. Je le reprends.
Je vide ma tête pour...  faire demi-tour.
Je ne dois pas réfléchir, je ne dois pas réfléchir !
















La séduction du lac Khavraz est encore et toujours un poème. 
Les edelweiss sont épanouies. Ma tente est dans un écrin d’or.
Mais moi, j’ai joué, j'ai perdu…

 
15 kilomètres

 Alors une chanson de circonstance, et de Keane, pour m'endormir :

"I walked across an empty land,
I knew the pathway like the back of my hand.
I felt the earth beneath my feet,
Sat by the river and it made me complete.
Oh simple thing where have you gone,
I'm getting old and I need something to rely on...


1 commentaire:

  1. Heureusement que tu as rencontré un garçon "autoritaire" pour te prendre en photo. On voit en effet les efforts, les difficultés que tu as endurés.
    Tu as perdu, dis-tu, ...quoi? des kilos certes, mais tu as gagné...un défi même si tu n'es pas arrivé au bout du bout, des souvenirs où tes sens sont encore en émoi pour longtemps, un plaisir fou à raconter ton odyssée, et sans aucun doute une leçon de vie.
    Brigitte

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