Au Revoir




Lorsque vous ouvrez ce blog, vous débarquez sur la dernière page. C'est comme ça, et ça n’est pas pratique, je le sais. Evidemment, il  vaut mieux suivre d'emblée un fil chronologique. Alors, remontez le temps, utilisez la table des matières sur la colonne de droite, et ouvrez jour après jour, tout simplement.
Sinon, la fenêtre en haut permet de cibler un thème à votre choix.
Mais, dommage ! Pour le "journal", maintenant c'est fini. Bon, ça va, il n'y manque pas un jour.
En tous cas j'ai fait tout mon possible pour témoigner des richesses humaines et naturelles de ce pays, et vous donner envie de vous y plonger avec la petite dose d'insouciance, qui, je l’affirme «n’a rien d'une inconscience». Merci de m'avoir accompagné !




Je vous quitte, cela va de soi, sur les berges du lac Khavraz, d’où, un jour, j’atteindrai le glacier Grum Grjimailo !
Et l'an prochain, si Dieu le veut, un pays voisin...

PS : N’avez-vous pas l’impression d’avoir déjà lu ce chapitre ?
Oui, en IRAN, l'an dernier :  http://www.lestroncsclairs.blogspot.com/

Plus tard, en 2012, le KIRGHIZISTAN : http://kirghizieapied.blogspot.fr/
En 2014, l'ARMÉNIE : http://armenieapied.blogspot.fr/
En 2016, l'ALBANIE : http://albanieapied.blogspot.fr/
En 2017, Chez Quentin en COLOMBIE : https://kachikine.blogspot.fr/
En 2018, le TIBET :  https://royaumedukham.blogspot.com/

Vous pouvez aussi m'accompagner sur ma galerie : http://pierre.hurteaux.free.fr/



Ici, l'argousier de la vallée de la Tanymas



17 septembre : L'Adieu aux Armes

Le certificat d'enregistrement sous mon seul prénom

L’attente dans la nuit est longue mais tranquille. Vers 3h30 la queue se forme pour l’enregistrement, et déjà la menace pèse. Devant le détecteur mes bagages sont passés, mais je suis refoulé, les mains vides, sans explication. En désespoir de cause, je sors tous les papiers officiels dont je dispose. Le passeport n’a pas suffi, le formulaire d’entrée est sans intérêt, le permis pour le Parc National est bon à jeter, … Ah ! Voilà le certificat d’enregistrement auprès de l’OVIR, obligatoire pour les séjours de plus d’un mois : c’est celui-là le sésame ! Hélas, mon nom n’y figure pas.
J’y suis habitué, ses consonances sont trop spécifiques du français : le «h» ici est un «x» avec crampon, c’est possible, mais le «u» n’existe pas, ni en son, ni en lettre, et «eau» est ininterprétable, pourquoi mettre «o» à la place ? Ne parlons pas du «x final» qui  devrait s’écrire «ks», mais alors il se prononce ! 
Ni l’alphabet arabo-persan, ni l’alphabet cyrillique ne conviennent, et en conséquence seul mon prénom figure sur le certificat, et l’employé prétend qu’un échange s’est produit, fort préjudiciable pour moi. Heureusement un tadjik dégourdi assiste au conciliabule et lit le numéro de mon passeport sur le certificat avec autorité : je suis sauvé.

Le contrôle des passeports est très, très long, très, très pointilleux, très, très sujet à caution. L’individu concerné est interrogé au guichet, puis est invité deux fois sur trois à en faire le tour jusqu’à la porte latérale où il engage des transactions, et met la main à la poche. Je l’ai vu.
Ma voisine, chercheuse française en anthropologie religieuse au Tadjikistan (je n’invente rien !) est excédée, mais fataliste : nous n’avons aucun recours, et être récalcitrant expose à manquer l’avion sans contrepartie. Je n’en mène pas large avec les 13 euros 27 centimes maigrichons qui me restent. Je suis tout prêt à les sacrifier, mais cela va-t-il suffire ? Lorsque vient mon tour, je suis d’emblée invité à la porte latérale : mon visa ne serait PAS touristique ! J’avais déjà eu un doute, car, de façon erronée ou délibérée, c’est effectivement un visa «C» et non «T». «C’est tout vu, ça ne permet pas forcément de passer les frontières !».  Je sens le vent du boulet, la chercheuse m’a mis en conditions. Bêta pour bêta, j’en ajoute des couches en répondant à tort et à travers, et en vantant les charmes des vallées du Pamir quand le sujet est tout autre. Oui, j’aime, j’aime le Tadjikistan, les tadjiks, le Pamir, la vallée de Bartang, le mouton gras et les danses villageoises. Devant cet abruti que je suis, la lassitude l’emporte et je suis congédié… du bon côté de la barrière !
N’ai-je pas déjà dit que mon ange gardien était tadjik ?

La française va me faire un tableau apocalyptique de la situation politique, et les jours suivants vont lui donner raison. Les conflits mafieux liés aux trafics de drogue font régulièrement des morts dans l’armée. Les rapports avec le voisin ouzbek sont exécrables, et dramatisent les relations familiales. Les villages dissidents d’une vallée proche ont été arrosés de napalm par les russes. La prostitution et le sida explosent dans Douchanbé. Le taux de suicides est effarant chez les jeunes.
Moins tragique, mais décourageant : les archéologues français ont été blackboulés car ils dataient la fondation de Samarcande à 2500 ans, et non à 2750 comme le veut la propagande gouvernementale. La cuisine est épouvantable, et son mari vient la chercher à Roissy avec un camembert qu'elle dévore dans la voiture. La viande est consommée rituellement dès l’abattage et elle est dure comme carne, alors qu’elle est d’excellente qualité, etc.



                    Le vol entre Dochanbé et Riga me paraît long, long, long


J’ai gardé mes 8,70 euros pour le RER !
A Montparnasse, chez « Paul », je sors tous mes reliquats de monnaie, et prend un air pitoyable mais séducteur pour demander à quoi j’ai droit :
Un sandwich «parisien» beurre-jambon, dont je rêve depuis 24 heures ! 
Ah ! oui ? 
Merci, Madame, quelle aubaine ! 
Et la serveuse m’offre le thé ! 
Il me reste en tout et pour tout 65 centimes d’euro. 
Peut-on mieux calculer ?
Le téléphone satellitaire qui détectait son réseau en trente secondes dans le Pamir, ne veut rien savoir sur l’esplanade de Montparnasse. Les badauds s’étonnent de mes tentatives d’orientation à bras levé vers le satellite, et vers le sud-est. Personne ne sait où je suis.

Et deux jours plus tard, je peux me féliciter d’avoir eu du flair en précipitant mon départ. Dans la vallée de Racht, à 180 km de Douchanbé, un "groupe terroriste islamique tadjik, afghan, pakistanais et tchétchène" attaque l'armée et cause 40 morts, 20 blessés, 25 disparus. J’imagine les perturbations dans les aéroports. Je n’aurais jamais atteint mon avion…


Vous en avez presque fini,
je n'ai plus qu'une seule petite carte postale à vous envoyer.

16 septembre : Toutes les larmes du ciel




Madina, la cuisinière, qui a des cicatrices sur le visage, m’explique qu’elle a été brûlée à l’essence, il y a cinq ans, et a déjà subi huit opérations. La neuvième aura lieu sous anesthésie générale, à Dochanbé, fin octobre. Je n’ai pas osé demandé s’il s’agissait d’une agression personnelle, comme on le déplore au Pakistan, ou d’un bombardement au napalm comme en étaient victimes les villages insoumis au gouvernement pro-russe. La date orienterait vers la première hypothèse.

Je suis invité à déjeuner avec les participants d’un petit colloque, qui m’accueillent très gentiment. A la fin du repas, sans temps de réflexion, c’est à moi de choisir une intention de prière. Le mieux, dans ces cas-là, selon ma grande expérience, c’est d’oser rester très personnel : je choisis le sujet dans mon entourage, et cette intimité est très «stimulante» pour l’assemblée. Toute la table prie avec ferveur, et mon interlocuteur garde une main sur mon épaule.  


Je n'ai jamais eu la permission de photographier un policier.
Alors, j'ai volé leur image à l'entrée du bazar : en voilà deux.


Il va pleuvoir toute la journée, et les rues sont désertées. L’ambiance est plutôt maussade et je n’ai pas grand chose à faire dehors. Je n’ai pas envie non plus de me faire remarquer par la police. Je me résous à rester cloîtré en attendant le moment de me rendre à l’aéroport.
Le pasteur et Maya, sa secrétaire, viennent distraire ma solitude, et c’est encore l’occasion d’une prière, main sur l’épaule. 





Le vol quitte Dochanbé à 5h20 du matin, et je dois y être à 3h20. De nuit, il n’est pas conseillé de baguenauder dans les rues, et j’avais prévu de partir au coucher du soleil pour m’installer dans le hall toute la nuit. Hier, le fils du pasteur m’a proposé de me conduire en voiture à  l’heure voulue, et j’ai accepté avec un peu de confusion, mais avant son sommeil : à 23 heures. Ainsi je ne serai pas trempé, et je resterai quand même moins longtemps que prévu sous l’œil des policiers de l’aéroport.
Nous partons sous une pluie battante, et je commence la nuit sur un siège métallique, dans l’aéroport déserté, avec un air confiant, alors que je suis tout ce qu’il y a de plus méfiant vis-à-vis des autorités. Je vais apprendre que l’Ambassade des USA organise des patrouilles de sécurité nocturne pour pallier aux carences de la police tadjique…


ça, c'est une interprétation tendancieuse de ma part !
Vous voyez l'épaulette et vous voyez le billet...
Qui est sûr que ce billet aille dans le bon sens ?
Et où est l'achat ?

15 septembre : Survivre à Dochanbé





Je continue ma découverte de la ville. Hélas, sans un sou, je ne peux entrer au Musée des Antiquités admirer le rare portrait sur ivoire d’Alexandre le Grand, ni le grand Bouddha couché d’époque Kouchan.
Je me contente de la Maison des Peintres en pleins travaux, où quelques esquisses de bonne facture valent… 400 dollars.

 


Un premier policier m’interpelle et me suggère de venir prendre un verre avec lui. Suspicieux, je prétends que je n’ai pas soif, et ne ralentis pas mon pas. Vous rappelez-vous le policier russe qui nous avait racketté à la sortie de Xorog ? Il a eu le mérite de m’apprendre la méfiance.
Plus tard, un second policier exige et saisit mon passeport, avant de me demander de le suivre au Commissariat. Je réalise vite qu’il veut m’entraîner à l’écart de tout témoin quand il suggère de nous asseoir sur un banc isolé. Je reste debout mais je dois récupérer le passeport, et je garde un ton badin. J’apprends qu’il est un «grand collectionneur» de… billets de banque ! Et sa si belle collection est dévalorisée par l’absence de valeurs en francs.
Ah ! Quel dommage, les francs n’ont plus cours, mon bon Monsieur, la monnaie française est maintenant l’Euro.
Qu’à cela ne tienne, pour sa collection, il veut bien tous les euros que j’aurais le bon goût de donner.
Ah ! Quel dommage, j’ai bazardé hier tous mes euros chez Air Baltic. A un jour près… (je me dis que c’est peu crédible, un touriste sans le sou : peu crédible et probablement même répréhensible !)
Et je profite de sa perplexité pour saisir le précieux passeport.
Du coup il s’énerve et tapote sa poche ostensiblement.
Qu’est-ce à dire ? Je suis obtus et ne comprends pas l’allusion… Il lui faut simuler, dégainer son pistolet fictif, et faire « pan ! pan ! » dans ma direction.
Ah ! Quel dommage, j'ai la parade : je tapote mon appareil photo, et je simule à mon tour, «clic ! clic !» dans sa direction. Agissons de concert : Tirez ! Souriez ! Vous êtes flashé !
Il me semble qu’il est décontenancé, et moi un peu prétentieux : «Y’en a marre», en français dans le texte, et je tourne les talons sans me retourner. Il ne me suit pas.
Dorénavant, je changerai de trottoir à la vue du moindre képi. C’est un comble ! Mais voilà, la corruption des policiers est de notoriété publique, et semble admise par la population tant leurs salaires sont misérables.

Bazar Chah Mansour :  le pain toujours sur des landaus

Le mouton gras ! Au fond, regardez bien, ce sont les têtes !



 Les épices
 
Les choux-fleurs : "Prince de Bretagne", bien sûr !



et les barbes respectables


Dans le bazar Chah Mansour, je ne risque rien, il y a trop de monde. En demandant la permission de photographier les marchandes, je comprends vite que je peux être nourri à l’œil, c’est le cas de le dire. Non seulement, je me heurte très rarement à un refus, mais je suis même récompensé par un  dédommagement pour ma peine ! Ainsi, ce soir, je rentre à la maison avec une grosse dose de fromage blanc qui nourrirait toute une famille. Et regardez comme il est appétissant dans ses bassines. Appétissant, oui, et je peux le dire d’expérience : nourrissant.







Je vais écrire un petit manuel de survie à Dochanbé,


 quand le nerf de la guerre fait défaut.

14 septembre : Identité tadjique



Vous imaginez ça : une douche tiède et un savonnage sans précipitation frissonnante ? Les torrents glacés sont loin ! Dans le miroir de la salle de bain, je découvre avec intérêt mon ossature trop visible…  
Madina, la cuisinière, m’offre tout un repas au petit-déjeuner après un tour matinal en ville : soupe de légumes avec un morceau de viande, tomates et concombres, pain frais, thé et petits gâteaux. J’ai toujours faim et je dévore en me promettant de ne pas trop jouer les parasites, et de me sustenter parfois ailleurs si possible.



Les petits immeubles pimpants des larges avenues arborées
donnent à Dochanbé une apparence coloniale désuète.
La ville est aérée, bien plantée, propre, active et souriante.


Ici, les tenues citadines masculines sont très soignées et élégamment démodées. Tous les étudiants sont cravatés sur chemises blanches et pantalons sombres. La plupart des hommes jeunes ont de même un costume classique gris et une cravate unie de couleur vive. Quelques vieux messieurs ont gardé leur tenue traditionnelle. Dans ces avenues mondaines, je suis repéré de loin avec ma chemise informe et mon pantalon de randonneur. Encore heureux que je sois passé chez le coiffeur, les barbes ici ne sont pas légion.
Le ministre de l’éducation s’en est même pris à une mère voilée : «Les parents voilés dehors ! Leurs enfants aussi ! Envoyez les en Iran !»



La mosquée Haji Yakoub,


modeste sur le plan architectural,


pour un Islam discret...


En milieu de journée, je fais à nouveau un long tour en ville pour jouer les reporters, puis j’assiste comme promis à la cérémonie religieuse qui a lieu à cinq heures, dans le sous-sol de la maison d’accueil. Elle regroupe essentiellement les jeunes adeptes, qui alternent à ma grande surprise prières et sketches profanes comiques. Tout est en russe et je ne comprends rien aux liens qui unissent les différents moments. Les prières sont chantées sur un rythme entraînant, accompagnées au piano et lues sur grand écran. Les sketches sont des scénettes préparées, auxquelles participent quelques membres de l’assemblée. L’une relate un oral d’examen où le professeur se laisse surprendre par la gouaille d’un candidat ignorant. Une autre est un jeu de chaises musicales. Un guitariste inspiré vient chanter … ses amours divines ?
Ce mélange est très étonnant, même si je sais que les Évangélistes jouent beaucoup sur la corde musicale. Évangélistes américains et Baptistes russes ont probablement une parenté. Je me félicite de n’être pas appelé sur scène. En fait, je m’éclipse avant.  



Opéra Ayni : théâtre, opéras et ballets dans la plus pure tradition russe 
L'Opéra va bientôt donner "Carmen" : l'affiche est à gauche


L'hôtel Vakhch occupé par les Moudjahiddin lors de la guerre civile


La longue avenue Roudaki, large et ombragée de quatre rangs de grands arbres, est parcourue par les tramways. Les perches de ces tramways sont équipées d'une corde qui permet au conducteur de changer de réseau dans les carrefours : il descend, tire sur la corde pour décrocher la perche et la bascule vers les câbles choisis. Puis il ajuste cette corde sur le flanc du tramway.


Dans le haut de l'avenue Roudaki,
les immeubles récents, luxueux, ont changé de dimensions





Le nouveau palais présidentiel,
dans la majestueuse perspective des jardins Roudaki,
impressionne le visiteur avec son dôme doré.
Favorablement ?


Le monument à la gloire d'Ismoil Somoni

Ismaïl 1er, fondateur de la dynastie des Samanides (875-999), règne à partir de Boukhara. Sa dynastie sera, au Moyen-âge, la version la plus aboutie d'une dynastie persane indépendante du califat, avec une forte identité qui favorise le renouveau littéraire persan. Ce héros national retrouvé est la caution des revendications territoriales tadjiques sur Samarcande et Boukhara, attribuées à l'Ouzbékistan par le découpage soviétique des frontières. La perte de ces villes historiques prive en effet le Tadjikistan de tout son héritage culturel.


 Le monument à Roudaki, avec le palais présidentiel en arrière-plan


Rudaki, 859-941, le père de la poésie lyrique persane, né à Pendjikent  sur le territoire actuel du Tadjikistan, compose, à la cour samanide, la versification persane réputée de "Kalila et Dimna", et fait œuvre de philosophe capable de joutes prestigieuses sur le sens de la Vie et la place de l'Homme dans la Création.




Je ne résiste pas, j'ajoute après coup cet agrandissement de la photo du palais présidentiel, car c'est la réponse du président Emom Ali Rahmon à Rudaki qui ne le regarde pas : la place de l'homme dans la Création...

13 septembre : Et si mon ange gardien vivait à Dochanbé ?



Dochanbé, une petite ville attrayante


Au petit déjeuner, est servie la «pâte» nationale faite de sucre, de farine, de lait et d’huile, qui se mange à la cuiller, et doit nourrir son homme. Le cousin frimeur fait le coq, et s’enquiert des prix pratiqués en France pour les voitures, les téléphones, les vols aériens, et bien sûr de mon salaire. Avoir une Peugeot me situe dans une catégorie très privilégiée, mais alors être dépourvu de téléphone portable est incompréhensible. Il ne sait que penser. 



Je souhaite aller au centre ville, et je demande à mon chauffeur de m’y conduire. Las ! C’est le frimeur qui prend le volant de son propre minibus dont les vitres sont teintées, comme les berlines des mafieux qui pullulent…  Avec ses manières étudiées, et son look de gravure de mode, j’avoue qu’il ne m’est pas sympathique. A ce fils-à-papa envieux, je prédis, in petto, un avenir sombre de délinquant enrôlé dans des trafics transfrontaliers trop bien rémunérés. Pourtant, je voudrais rester indulgent devant sa situation dans ces contrées défavorisées, où les tentations sont de nos jours aussi fortes et impératives que chez nous. Le profond fossé entre rêve et réalité est forcément une circonstance atténuante.





Je veux aller chez un barbier, changer mon billet d’avion, et réserver une chambre à l’hôtel Vakhch dont s’étaient emparé les rebelles islamistes lors de la guerre civile. 
Le salon du barbier est tout à fait banal, mais le cérémonial très respecté. C’est le grand jeu. La lame du rasoir est passée à la flamme, le savon à barbe devient onctueux et le blaireau est souple. Le barbier qui n’est pas bavard se penche sur mon chef pouilleux avec un sérieux très circonspect. Je suis tondu, shampouiné, savonné, rasé à deux reprises, embobiné de serviettes chaudes. Je pleurniche un peu en tadjik quand la lame s’approche de ma gorge : «J’ai peur, j’ai peur». Je lui avoue que je n’ai en effet aucune expérience du rasage au sabre, parce que j’ai toujours craint un coup de sang du barbier au moment où la lame attaque ma gorge.
Ô Dieux des barbiers ! Ô Révélation ! Le rasoir est une plume, et j’ai une peau de bébé, je suis méconnaissable.  






Puis le frimeur m’emmène à l’aéroport, où je n’ai pourtant pas vu les bureaux d’Air Baltic à l’aller ; d’après lui, ils y sont. Je vais le quitter là, et il me demande 80 somonis ! Vous vous rappelez que j’ai payé 15 somonis pour 60 km, puis 250 somonis pour 550 km. J’entame donc les transactions par des cris d’orfraie, et «il n’aura pas plus de 10 somonis», et «son cousin a honte de lui». Pendant qu’il rabat ses prétentions à 30 somonis, je lui en donne 20 et c’est tout, pour tenir compte du petit-déjeuner. Evidemment, dans l’aéroport, il n’y a aucun bureau de compagnie aérienne, et je dois retourner dans le quartier du bazar Chah Mansour en reprenant un taxi, qui va me demander seulement 10 somonis, lui, et se démener pour dénicher Air Baltic de rue en rue, et de comptoir en comptoir. Nous avons le temps de papoter, et je sais ainsi que ses quatre enfants vivent à l’étranger : en Israël, en Suède, en Allemagne et en Tchéquie ! Le destin des jeunes tadjiks est bien d’être expatriés.



Le bazar Chah Mansour


Chez Air Baltic, les employés sont charmants, mais les règles sont draconiennes. La compagnie est en liste noire pour opacité des tarifs, et j’en ai déjà fait les frais. Malgré ma réservation qui autorisait 20 kg de bagages à l’aller, j’avais déboursé 20 euros supplémentaires à Roissy, car il s’agissait d’un "droit" et non d’un "acquit"…
A Douchanbé, pour modifier la date d’un billet, il faut ouvrir un dossier, c’est 100 euros d’emblée. Pour obtenir un nouveau billet, il faut forcément se surclasser, c’est au bas mot et au minimum 100 euros de plus. Il faut vous préciser que je me déplace sans carte de crédit, c’est comme ça, je crois quitter ma civilisation. Je commence donc par compter mes billets, et même mes pièces de monnaie. Ne pas oublier de garder à nouveau 20 euros pour les frais imprévus de retour des bagages, et si possible 8 euros pour le RER. Je n’ai pas trop envie d’aller à pied de Roissy à Montparnasse. En tout et pour tout, je possède encore 236,27 euros et 1,50 somoni en pièces indisponibles, pour la collection de Sylvie L.
Le vol du 15 septembre est trop onéreux et inaccessible pour moi, celui du 17 coûte 203 euros + 20 euros de bagages + 8,70 euros de RER : il me resterait 4,57 euros pour quatre jours et trois nuits… Je réfléchis vite fait. Il va falloir que je mendie une place gratuite pour ma tente dans un jardin privé, et avec mes deux dernières barres de pâte d’amande, je peux peut-être m’en sortir. Je sais bien qu’Air Baltic ne donne rien à manger, et que je resterai à jeun jusqu’à Morlaix. Je décide quand même de tenter le coup, et j’achète le billet !




Les quartiers chics où la tente m'attendrait


Comprenez que je ne veux pas rester une semaine de plus à Dochanbé dont j’aurai fait le tour en deux jours, et que je n’ai plus le punch pour alimenter ma curiosité dans les environs. C’est désolant, mais je suis lessivé, corps et âme !
Je m’enquiers d’éventuels gîtes pour « migrants », et c’est alors que la réceptionniste d’Air Baltic me suggère de quémander un lit dans une Eglise russe baptiste, dont le siège est trois rues plus loin.
Mais oui, voilà le signe du destin !
Avec beaucoup de gentillesse, son collègue m’y conduit en voiture et plaide ma cause auprès du pasteur, qui est exclusivement russophone. Un peu interloqué, le pasteur acquiesce cependant devant mon air déguenillé et squelettique… Sa secrétaire est pamirie et anglophone, et se passionne pour mon trajet dans le GBAO. Je suis interrogé sur ma famille (tout à fait honorable, malgré les apparences), sur ma religion (oui, je suis catholique et baptisé, c’est mieux que rien), et sur ma pratique religieuse (je prie ? «euh… je peins, c’est ma façon»), et, là, c’est quand même un mauvais point, mais «Dieu m’a envoyé vers eux». Je suis bien d’accord.
Puis le fils du pasteur m’emmène au réfectoire, et si Paris vaut une messe, moi je mange de bon cœur. Puis il me conduit «chez moi», dans leur maison d’accueil, où je vais avoir un étage entier pour moi seul : trois chambres avec lit occidental, douche et toilettes séparées !  
LE GRAND LUXE !


 
Un vrai hôtel prestigieux : combien la nuit ? .. pas pour moi !


Je traverse à nouveau le centre-ville à pied, pour retourner à «l’église» remercier le pasteur, et suis reçu à la nuit tombée par le gardien qui a été champion cycliste, et m’offre des gâteaux secs que j’engloutis. Il énumère ses places d’honneur, mais malheureusement je n’ai pas retenu son nom, alors que les champions tadjiks (et baptistes) qui courent sur les hauts plateaux ont certainement des palmarès impressionnants, et j’aurais dû demander un autographe.
Je rentre en restant bien dans les zones éclairées pour voir où je mets les pieds. J’arrive indemne à la maison. La vie est belle à Dochanbé !


L'Eglise baptiste de Dochanbé

Le bazar Chah Mansour : je vais y passer mes jours







Les fours à pain sont-ils devenus industriels ?


Ces coffres en fer-blanc seront peints de couleurs vives

12 septembre : une route en enfer



Les petits villages afghans à portée de main


Nous embarquons tous les passagers : la fille du chauffeur, un vieux monsieur, trois étudiants et une autre femme, et nous quittons Baghou plus tard que prévu, vers 6 heures. Je suis assis au fond à gauche, sans porte de mon côté : ça veut dire bien bloqué. Nous avons 550 km à parcourir.






Première halte pour prendre de l’essence en réveillant le pompiste qui dort sur son estrade extérieure, et «servez-vous tout seuls». Le pompiste est bien sûr un transvaseur de seaux. Seconde halte avant de sortir de la vallée, pour déposer des offrandes de pain près d’un enclos ismaélien, et se mettre sous protection divine avec des gestes de purification. Troisième halte à Rouchan pour payer une dette, et quatrième halte pour réparer la roue de secours dans un établi sur le bas-côté. Tout du long de la route, le chauffeur va subir quantité de contrôles pour les papiers de la voiture, et acquitter un écot à chaque fois. Je ne saurai pas quelle est la légalité de ces transactions...



Le garage de Rouchan


Avec tout ça, nous n'avons pas beaucoup avancé. Sur 250 kilomètres, nous allons longer la rivière Pandj qui constitue la frontière avec l'Afghanistan, et dont le cours est souvent encaissé. Après avoir reçu son affluent le Vakhch, plus loin à l'ouest, la rivière Pandj, devenue fleuve, va prendre le nom d'Amou Daria.



Une caravane afghane vue du minibus


La route est étroite, cahoteuse avec des passages sans asphalte, très sinueuse et parcourue de camions chinois en files indiennes. Nous ne savons pas encore que nous mangeons pourtant notre pain blanc. Une cinquième halte pour déjeuner sur une estrade, et je m’étonne que mes coéquipiers ne vident pas leur assiette de poulet au riz et tomates : je rends la mienne nickel !






Tout du long de la frontière patrouillent des militaires par groupes de trois.
Dans le  district de Vandj, puis celui de Darvaz, je dois quitter mes compagnons pour des contrôles d’identité dans des bureaux plus ou moins éloignés, sans tracasseries ni exigences particulières. Par contre, avant de quitter le GBAO, le chauffeur me demande d’oublier mon vocabulaire persan, alors que je ne parle pas russe. Et ici personne ne parle anglais, ni bien sûr français. Pour une raison ou une autre, il semble préférable que je sois muet… A la sortie, puis 500 mètres plus loin, à l’entrée du Haut Badakhchan, mon sac va être fouillé de fond en comble et vidé, avec précaution je dois le dire, devant tout le minibus rassemblé, curieux et patient à la fois. Dans mon esprit, ces contrôles effectués par l’armée sur la frontière afghane sont censés lutter contre le trafic de drogue. Je ne transporte pas de poudre suspecte, et mes rubis ne sont malheureusement pas ceux d’Elizabeth Taylor, ils passent inaperçus. Dommage en un sens. L’appareil photo, ses batteries, ses cartes, examinés, ne posent pas de problème, le téléphone satellitaire reste caché dans les chaussettes d’hiver, mais une petite télécommande énigmatique émettant de discrets flashes va exciter la curiosité des soldats : c’est le «répulseur» à chiens d’Yvon. Je la désigne par ce néologisme, car "répulsif" me semble trop passif, et "répulseur" beaucoup plus tonique et efficace. Il n’aura jamais servi, et vous explique à lui seul ma grande décontraction vis-à-vis des loups que je classe parmi les canidés sensibles à ses ultrasons. Mais sur le bord de la route, j’ai perdu ma langue, et ne peux faire l’article aux officiers dont la perplexité devient suspicion, d’autant que le répulseur, entrailles à l'air dans leurs mains, prend un air tout à fait inoffensif, et c’est sans aucun doute une preuve de culpabilité. Après bien des hésitations, je suis malgré tout soulagé et libéré, le répulseur est rangé dans la catégories des spots pour boîtes de nuit !

Lorsque nous quittons la frontière pour mettre le cap au nord, la nuit tombe, et peu à peu nous réalisons que c’est l’horreur : la route a disparu, en travaux sur 200 kilomètres ! Nous ne savons pas encore qu'elle laisse place à une sorte de piste fraîche, et boueuse car il s’est mis à pleuvoir. A une allure d’escargot, nous franchissons péniblement un col, la Shurabad Pass, 2200 m d’altitude : notre chauffeur est tellement prudent que je le suspecte de souffrir d’une neuropathie optique tabagique et d’être héméralope. Nous nous immobilisons pour laisser passer, en sens inverse, trois monstrueux troupeaux de moutons et chèvres noirs dont les yeux brillent d'un éclat satanique dans les phares. Je sais dorénavant que la sottise apparente de l'œil diurne des ovins n'est qu'un leurre. Impossible dans la nuit de dénombrer ces troupeaux qui comptent entre mille et deux mille têtes.
Au passage dans la petite ville de Kouliab, nous quêtons des renseignements sur la direction, et nous faisons une pause réconfortante, à table, dans un vrai restaurant.
Ensuite, nous tombons sur une armada de pelleteuses qui travaillent en lumière artificielle, et la déviation erre dans un entrelacs de pistes incertaines et un réseau de culs-de-sacs à ornières. Du fin fond de mon minibus, peu attentif dans l’obscurité, j’ai l’impression que nous tournons à droite à chaque bifurcation, mais j’hésite à élever la voix pour suggérer un autre itinéraire quand tous les passagers sauf moi sont «chez eux». Je perds du temps à construire ma phrase avec diplomatie et mal m’en prend, au bout de trente kilomètres nous voilà revenus à l’entrée du chantier…
Et pendant ce temps, cloîtré à l'arrière du véhicule, bringuebalant à son allure de tortue, en proie aux crampes de fesses, je me tortille comme un ver, ou me suspends aux poignées du plafond. Nous en avons encore pour des heures, sous la pluie, dans la nuit, contusionnés, courbaturés, désorientés et dubitatifs. Au petit matin, pourtant, nous atteignons les banlieues de Douchanbé, il est six heures quand nous déposons, un par un, nos passagers, chacun à sa porte.  Nous avons passé 24 heures sur la route, pour ces 550 kilomètres, et c'est un score très honorable !
Pour ces allées et venues en ville, le chauffeur épuisé a laissé sa place à un cousin, qui démarre sur les chapeaux de roues et freine pour un rien en crissant. Ce frimeur calamistré conduit comme un malade à tombeaux ouverts en grillant les feux rouges malgré mes remarques qui vantent maintenant la conduite  alanguie de son cousin. Il est trop tard, selon eux, pour prendre une chambre d'hôtel, et ils insistent lourdement pour m'inviter à finir la nuit chez eux. A peine installé devant une télévision dernier cri qui débite un programme débile (comment imaginer autrement un programme de télévision à six heures du matin, qu'il soit tadjik ou français ?), et va me priver de sommeil, le frimeur oriente la conversation sur l'économie dont je bénéficie en renonçant à ma chambre d'hôtel et veut un dédommagement chiffré en dollars ! Je l'envoie promener sèchement "en tant qu'invité" et vais m'installer sur l'estrade extérieure pour finir la nuit alors que le jour se lève. Nous n'avons pas fini de nous houspiller...