23 août : pop or folk ?

Je quitte Eva et Cédric, mais nous comptons bien nous revoir.
Je dégotte un minibus qui va directement à Yemts, le second village de la vallée de Bartang. Le premier est une petite ville de plus de mille habitants sans grand intérêt, et je saute sur l’occasion après avoir marchandé efficacement le prix. Pour 75 km je vais payer 15 somonis, alors que les enchères débutaient à 80 ! Les autres passagers, tadjiks, paieront 12 somonis. Ces tractations peuvent vous sembler futiles et égoïstes (15 somonis valent 2,8 euros), mais sont pour moi le témoin de mon intégration sociale.
En route, nous nous arrêtons devant un étal pour nous restaurer, et je déguste deux beignets aux herbes et un verre de kéfir. L’un des passagers me force à goûter à sa tasse d’arak, la vodka locale.


A l’arrivée à Yemts, je suis présenté à un professeur de géographie qui retourne chez lui à pied dans le village de Baqou, à 4,5 km. Je réalise que je suis compris, et il me confirme que la vallée est bien persanophone, mais aussi russophone, et emploie encore un dialecte pamiri spécifique. Pour moi, désormais, les conversations seront en tadjik, il va falloir adapter mes petites notions de persan.



A Baqou, c’est l’effervescence : tout le village se prépare pour une soirée de mariage, et je suis invité d’office. Je comprends que le mariage a été célébré la veille, et qu’il s’agit en quelque sorte d’un retour de noces.




A la tombée du jour, tous les invités s’installent dans la grande maison pamirie, face à face sur les deux bords des larges bat-flancs qui occupent trois côtés de la pièce principale. Sur celui de gauche, se tiennent les femmes et les enfants ; sur celui de droite, les hommes qui laissent une place pour les mariés et leurs parents. Et sur celui du milieu, ce sera la mixité autour de l’étranger que je suis. Tout l’espace libre des bat-flancs est couvert d’assiettes pleines de mets variés : nombreuses salades, riz, viande de bœuf, mouton gras, gâteaux, sucreries, théières, et même arak plus tard. Et nous mangeons immédiatement à volonté. Les mariés arrivent sous les you-you, elle tout encapuchonnée de rouge, nous ne la verrons pas de la soirée, et lui joufflu sous son calot pamiri, suant dans son costume gris sur chemise blanche et cravate. Rouges encore,  le calot et la cravate. Les musiciens vont alors entrer en scène, deux tambourins et un chanteur-accordéoniste très inspiré qui d’emblée donne de la voix avec passion, les yeux fermés, et envoûte l’assemblée. Envoûte ? Oui, oui, mais surtout enflamme ! Et transporte les premiers danseurs qui se lancent dans l’arène. Les premiers danseurs sont les maîtres renommés de cette chorégraphie et les you-you redoublent pour chacun. Car l’espace est restreint et n’autorise pas plus de deux danseurs simultanés. Hommes ou femmes, il n’y a pas de distinguo, tous évoluent en respectant une courte distance de séparation, sur un mode un brin langoureux : petits pas, et brèves rotations, car pour le néophyte que je suis, ce sont surtout les bras levés qui font le spectacle en ondulant jusqu’aux poignets et jusqu’aux doigts. Après ces experts, il faut stimuler d’autres convives un peu réticents, mais ceux-là, une fois en scène, s’adonnent  à la danse et s’en donnent aussi à cœur-joie. Les plus réfractaires seront poussés, tractés, jetés dans la fosse tant qu’ils ne se seront pas exécutés, et c’est ce qu’ils feront en riant de confusion presque tous. Et vient le tour de l’invité surprise que je suis. J’ai beau dire que je n’ai aucun don pour ces danses imposées, et qu’il leur a fallu des heures d’apprentissage, tout le monde insiste et revient à la charge. Je comprends bien que c’est faire honneur et plaisir à l’assemblée, et je me lève en prévenant mes voisins : « Oui, oui, j’y vais, mais pas tout à fait comme vous »…
Le rythme est bien marqué par les tambourins, c’est ce qu’il me faut, et la danseuse est bien inspirée, ça, ça ne va pas durer à mon avis. Attention, les soirées où je danse sont « déjantées » et la musique qui m’inspire, c’est les Rita Mitsouko ! Donc, là-bas, dans cette vallée du Pamir, j'oublie mes réticences, et c’est parti sans transition… Vous auriez vu tous ces yeux éberlués fixés sur moi : j’en riais tout seul sans perdre la cadence. La danseuse ébahie et déconcertée inversait les mouvements des petits doigts, et piquait un fard. Le chanteur ouvrait enfin les yeux avec un large sourire, et la salle tout entière tétanisée frôlait l’apoplexie, négligeant ses you-you. Revenu à ma place, tous les gars me faisaient des signes approbateurs du pouce. Un quart d’heure plus tard, « Allez, oui, vas-y, recommence, oui, on veut revoir ça, vas-y ! vas-y ! » Ok ! Ok ! J’y retourne, les musiciens adoptent un style un peu plus pop, et mes mouvements de bras me permettent de désigner mes partenaires : je les choisis jeunes et jolies, ce qui n’est pas difficile ici. Mais celles-là aussi sont quand même vite déstabilisées… Soudain, je reçois un paquet sur l’épaule : un paquet qui tombe à terre évidemment, je ne tiens plus en place, et je n’ai pas bu d’arak ! Un paquet qui va m’être remis ensuite officiellement comme récompense : le prix de danse !
(Bien sûr, je connais Hélène Parmentier qui n’en croit pas ses oreilles, mais pour preuve voilà la photo du prix, et je vais demander la vidéo au prof de géographie !) Le prix, ce sont des chaussettes d’hiver tricotées en jacquard multicolore, très prisées ici. J’ai vu de mes yeux leur confection. On les porte à l’intérieur, donc sans chaussures, par les froides soirées du Pamir, et je suis bien content, car mon chauffage à Roscoff est défectueux, et je ne danse pas tous les soirs.




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