Baptiser la faune





Laissons-moi à ma morosité. Une pause sur le trajet va vous distraire, et j’irai mieux tout à l’heure. Allons voir les bestioles qui, elles, n’ont pas d’état d’âme.




On m’avait promis des loups, des ours, des léopards. J’ai croisé des ânes, des chèvres et des taureaux ! J’ai écouté en vain les bruits nocturnes dans ma petite tente, je me suis endormi. Jamais je n'ai vu le célèbre mouflon de Marco Polo… Bref, je prends conscience à l’instant que ça ne me remonte pas le moral.


Ce qu'il reste du mouflon...


Mais j’ai aussi croisé les papillons d’airain, la huppe citroën, le cobaye gris qui frétille, et les marmottes rousses du Pamir, et les moustiques vampires assoiffés.




Les marmottes rousses ont un sifflet dans la gorge qui se moque de votre discrétion, et elles guettent vos pas,  vécus toujours comme une intrusion. Les marmottes rousses vivent en colonies, elles sont chez elles.
Le cobaye du Pamir est gris, mais c’est un cobaye comme le vôtre. Avec un peu plus d’espace pour courir, il a de bonnes accélérations. Il a aussi un lueur de vivacité inquiète dans l’œil.
Les lièvres sont très méfiants, pas question de les approcher.




Parmi les oiseaux, il y a une hirondelle qui n’en est pas une, noire et blanche, bien fuselée, qui vous accompagnera un bon moment en se posant le long du chemin pour vous attendre. Son congénère tout aussi familier a la tête et le dos noirs, le ventre roux. Mais c’est la Huppe Citroën qui attire l’attention : sa huppe se déploie uniquement à l’atterrissage, un bref instant, comme un éventail géométrique, avant de se replier derrière la tête en prolongement du bec. La Huppe Citroën porte des chevrons noir et blanc sur le dos en hommage à la Croisière Jaune qu’ont vu passer ses ancêtres. Ici, en réalité, on l'appelle houd-houd, car elle est le messager du Roi Salomon dans le Coran, et elle annonce la Reine de Saba.








Voilà l'Oiseau Bagarreur qui se donne en spectacle lors de combats organisés, jamais mortels m'a-t-on répondu. L'Oiseau Bagarreur est promené comme celui-là, dans les mains, de village en village. Alors, il est calme.


C'est une Volaille de Village


Les papillons sont tous bien ternes, mais ils papillonnent sans complexes autour du lac Yachilkoul malgré les bourrasques de force 6, et je leur attribue des ailes d’airain pour n’être pas plus tourneboulés que ça.
Pas de serpents, pas de scorpions, peu d’araignées, d’hyménoptères, de diptères, coléoptères. Mais si les lépidoptères sont en acier trempé, les moustiques vampires du Pamir, eux, ont un arsenal chimique éprouvé. Ce sont des micro-moustiques, à peine si vous les voyez, à peine si vous les sentez, équipés d'un anticoagulant puissant : ils se sont déjà rassasiés en douce quand vous constatez trop tard une jolie perle de sang frais sur votre cheville, et demain plein de petits hématomes.




Qui connaît les noms scientifiques, communs ou persans de ces animaux-là est prié de m'en faire part !

Ma Huppe Citroën est la Huppe fasciée, ou Upupa epops. Elle est le personnage principal de "La Conférence des Oiseaux", un recueil de poèmes médiévaux en langue persane publié par le poète soufi iranien Farid Al-Din Attar en 1177.

Ah ! J'oubliais les yacks ! C'est impardonnable...





31 août : La roulette russe






J’ai eu froid en fin de nuit, et je comprends vite pourquoi : la barre de céréales a gelé dans la tente, elle est dure sous la dent. A l’extérieur, les mares et les berges des torrents sont prises par la glace. Je pars avec l’onglée après avoir plié la tente, en bonnet, gants et mes quatre épaisseurs de vêtements. J’ai vu mes jambes et je suis sec et maigre à faire peur : plus un atome de graisse, et les muscles tous individualisés sous la peau, avec des veines apparentes.
J’ai un ADN d’échassier, j’ai faim, et le lac n’est pas poissonneux.














Je sors péniblement de la rocaille, et trouve un sentier qui mène à des herbages où paissent des taureaux meuglant, mais couards. Je peux longer le lac et m’extasier sur la rhubarbe rouge qui foisonne et qui est censée me nourrir.







Puis ce ne sont qu’éboulis ininterrompus de roches instables. Je m’obstine pendant deux heures sans progresser ou si peu. N’en voyant pas la fin, je crois comprendre qu’il faut rejoindre le niveau supérieur, et j’entame une ascension à quatre pattes dans un pierrier qui dériboule. Il faut monter, monter, monter, et c’est épuisant. Le moindre faux pas me coupe le souffle. La gourde tombe dans un torrent, et je la vois ballottée puis disparaître, mais elle se bloque 50 mètres plus bas, et je la récupère toute cabossée : 50 mètres à gravir derechef.




Ensuite, avec une conviction qui s’amenuise, je franchis crête de caillasse après crête de caillasse, je descends dans un ravin puis dans un autre, mais chaque crête vaincue en cache une autre plus élevée, chaque ravin est un nouveau gouffre. Je suis seul, loin de tout, et je sais qu’il n’y aura plus de pâturages, et plus aucune âme qui vive. Mon but est pourtant séduisant : l’itinéraire doit aboutir sur le flanc du glacier  Grum Grjimailo, et si ses rives sont libres entre glace et roche, me permettre de rejoindre la rivière Tanimas à 20 km.




Malheureusement, je suis inquiet de n’avoir reçu aucun texto sur le téléphone satellitaire depuis 18 jours, et je me persuade peu à peu qu’une mauvaise nouvelle m’est cachée. En gravissant sans entrain ces derniers kilomètres au-dessus des 4000 mètres fatidiques, deux rengaines lugubres alternent sans répit dans mes méninges obsédées : « Reste vigilant, reste vigilant, vigilant » et « L’un des enfants a eu un accident, a eu un accident, un accident ». Le moral est en berne, j'ai mal à la tête, je suis épuisé, le sac est bientôt plus lourd que moi, la solitude est devenue un désert, le paysage est menaçant, et je monte encore un peu, encore si peu, encore trop peu. Quand tout d’un coup, je comprends ou je crois comprendre que je vais tomber, à un moment ou un autre, par perte de vitalité, et forcément, inévitablement, assurément, je vais… me casser la jambe !
C’en est trop. « Fais demi-tour ! » Non ! 
« Tu n’as aucune chance de planter ta tente ! Pas un m2 libre et plan ! Tu veux dormir à l’air libre à 4500 m d’altitude ? Et si le vent se lève, tu crois que tu te réveilleras ? » 
- Sans le sac, je peux aller voir derrière la prochaine crête, et si c’est bon, je reviens le chercher. 
« Reste vigilant ! Un accident, un accident ! »
Je dépose mon sac.
« Pour aller voir quoi ? »
J'hésite. Je ne vois plus d’issue. Je le reprends.
Je vide ma tête pour...  faire demi-tour.
Je ne dois pas réfléchir, je ne dois pas réfléchir !
















La séduction du lac Khavraz est encore et toujours un poème. 
Les edelweiss sont épanouies. Ma tente est dans un écrin d’or.
Mais moi, j’ai joué, j'ai perdu…

 
15 kilomètres

 Alors une chanson de circonstance, et de Keane, pour m'endormir :

"I walked across an empty land,
I knew the pathway like the back of my hand.
I felt the earth beneath my feet,
Sat by the river and it made me complete.
Oh simple thing where have you gone,
I'm getting old and I need something to rely on...


30 août : L'or en fusion

Froid glacial, ce matin. Je pars, pieds et mains gelés, couvert de quatre épaisseurs : chemise, polaire, doudoune et coupe-vent. J’approche d'une cahute, quand quatre chiens se précipitent vers moi en aboyant. Le «répulseur» à ultra-sons est enfoui dans mon sac, que je détache en catastrophe. Mais, non ! Les chiens agitent la queue en signe de bienvenue. Au Tadjikistan tous les chiens que j’aurai rencontrés se seront montrés amicaux.











La cahute est sommaire et fruste mais n’est occupée que de juin à septembre. Trois adultes et quatre enfants, plutôt crasseux, vivent dans cette petite pièce sombre pendant trois mois.  Par contre le poêle ronronne agréablement, et je suis servi généreusement : grand bol de kéfir (le lait caillé), grand bol de lait tiède, tasse de thé et pain. 
Et crasseux, il faut bien dire que je le suis aussi. J’ai beau plonger dans les torrents, les ongles restent noirs, les oreilles pleines de poussière, et les cheveux en pétard. Dans toutes ces maisons, quel que soit leur confort, je suis surpris à la fois par la négligence des habitants et par l’ardeur des femmes à balayer. J’ai vite pris le pli de balancer le fond de ma tasse par terre avant d’être resservi, mais je ne me suis pas mis à cracher à tout instant des glaviots gras sur le sol…


Quelle surprise : des champignons à cette altitude !




Un troupeau dans une tourbière inattendue






Je poursuis l’ascension vers le lac. Le trajet devient dantesque après le passage laborieux d’un torrent : je perds le vague sentier, et suis contraint à un parcours au petit bonheur dans une rocaille parfois monstrueuse de gros blocs hostiles à escalader. Puis je gravis en ahanant un pierrier instable trop incliné. Au bout de 18 kilomètres, à l’arrivée au lac, je suis éreinté et ne tiens plus debout. Je m’offre un bain rapide sous le regard réprobateur des marmottes (je sais leur réprobation aux coups de sifflet qu’elles émettent). L’eau a une couleur turquoise irréelle, presque opaque. Elle est sublime et pourtant trouble : je ne vois pas mes pieds. Ce bleu turquoise n’a rien d’austral, mais n’atteint pas dix degrés Celsius. A une altitude de 4000 mètres, long de 3,5 km, le lac Khavraz est alimenté par un bras du glacier de Fedchenko.


Ces mares annoncent le lac





Ce premier petit lac m'a laissé croire que j'étais arrivé


LE LAC KHAVRAZ !

Je crois que vous n'allez pas en croire mon appareil photo : les couleurs du lac Khavraz offrent une palette fantastique quand le bleu turquoise vire à l'or sous le soleil du soir, et quand les berges s'y fondent et s'y confondent.


Le sifflet des marmottes rompt un instant ma fascination
Les voyez-vous ?






29 août : Karim Agha Khan









A Bopassor, où résident 160 villageois, je suis invité par deux gamins, armés de frondes, que rejoint leur mère, et j’ai droit au thé lacté salé dans lequel on ajoute le pseudo-beurre jaune. Leur mère est belle quand elle sourit, mais comme partout dans la région il n’est pas question de rire devant le photographe…

Les maisons colorées de Bopassor



C'est la temps de la fenaison




A Passor, après un autre thé au lait dans une petite maison fruste, l’un des hommes me guide vers le sentier qui s'élève jusqu'au lac Khavraz, à 4000 mètres d'altitude. Les berges du torrent sont très accidentées, et il mène un train d’enfer, si bien que je perds l’équilibre et escagasse mon tibia droit.
Pour le remercier du temps consacré, je lui tends une photo de l’Agha Khan.




La dévotion envers Karim Agha Khan IV, 49ème imam, n’est pas un vain mot, tant il est considéré comme le sauveur des vallées du Pamir pour avoir enrayé une famine meurtrière lors de la guerre civile de 1992,  lors du blocus et lors de la perte des récoltes sur deux ans. Sa Fondation poursuit actuellement le financement des infrastructures, écoles, ponts et dispensaires dans ces villages reculés, ainsi que celui de l’université de Xorog qui fait du Pamir la région la plus intellectuelle de toute l’Asie Centrale.
Plus encore que leur représentation révérée, mes photos sont, aux yeux des villageois qui s’en émeuvent, la preuve de mon attention envers leur religion et de ma connaissance de leur culture. La religion ismaélienne, ou chiisme septimain, se distingue radicalement du chiisme duodécimain iranien par l’absence de clergé structuré, de mosquées, de jour saint hebdomadaire et de règles coercitives.
Karim Agha Khan est né à Genève, réside en France, et serait considéré comme le premier investisseur privé au monde.


Les petits mausolées ismaéliens sont décorés de cornes d'ibex. Les voyageurs y déposent des offrandes pour les démunis, en gage de protection pour leur propre trajet.




















Le village de Passor compte 148 habitants



Je commence ici une ascension vers le lac Khavraz 
et le glacier Grum Grjimailo,
bras du glacier de Fedchenko, que je n'atteindrai pas...


Alors, pour le moral, quelques photos à ma gloire !

Photo prise par un gamin autoritaire


Au pied d'un bouleau du Turkestan




Aujourd'hui : 20 kilomètres