12 septembre : une route en enfer



Les petits villages afghans à portée de main


Nous embarquons tous les passagers : la fille du chauffeur, un vieux monsieur, trois étudiants et une autre femme, et nous quittons Baghou plus tard que prévu, vers 6 heures. Je suis assis au fond à gauche, sans porte de mon côté : ça veut dire bien bloqué. Nous avons 550 km à parcourir.






Première halte pour prendre de l’essence en réveillant le pompiste qui dort sur son estrade extérieure, et «servez-vous tout seuls». Le pompiste est bien sûr un transvaseur de seaux. Seconde halte avant de sortir de la vallée, pour déposer des offrandes de pain près d’un enclos ismaélien, et se mettre sous protection divine avec des gestes de purification. Troisième halte à Rouchan pour payer une dette, et quatrième halte pour réparer la roue de secours dans un établi sur le bas-côté. Tout du long de la route, le chauffeur va subir quantité de contrôles pour les papiers de la voiture, et acquitter un écot à chaque fois. Je ne saurai pas quelle est la légalité de ces transactions...



Le garage de Rouchan


Avec tout ça, nous n'avons pas beaucoup avancé. Sur 250 kilomètres, nous allons longer la rivière Pandj qui constitue la frontière avec l'Afghanistan, et dont le cours est souvent encaissé. Après avoir reçu son affluent le Vakhch, plus loin à l'ouest, la rivière Pandj, devenue fleuve, va prendre le nom d'Amou Daria.



Une caravane afghane vue du minibus


La route est étroite, cahoteuse avec des passages sans asphalte, très sinueuse et parcourue de camions chinois en files indiennes. Nous ne savons pas encore que nous mangeons pourtant notre pain blanc. Une cinquième halte pour déjeuner sur une estrade, et je m’étonne que mes coéquipiers ne vident pas leur assiette de poulet au riz et tomates : je rends la mienne nickel !






Tout du long de la frontière patrouillent des militaires par groupes de trois.
Dans le  district de Vandj, puis celui de Darvaz, je dois quitter mes compagnons pour des contrôles d’identité dans des bureaux plus ou moins éloignés, sans tracasseries ni exigences particulières. Par contre, avant de quitter le GBAO, le chauffeur me demande d’oublier mon vocabulaire persan, alors que je ne parle pas russe. Et ici personne ne parle anglais, ni bien sûr français. Pour une raison ou une autre, il semble préférable que je sois muet… A la sortie, puis 500 mètres plus loin, à l’entrée du Haut Badakhchan, mon sac va être fouillé de fond en comble et vidé, avec précaution je dois le dire, devant tout le minibus rassemblé, curieux et patient à la fois. Dans mon esprit, ces contrôles effectués par l’armée sur la frontière afghane sont censés lutter contre le trafic de drogue. Je ne transporte pas de poudre suspecte, et mes rubis ne sont malheureusement pas ceux d’Elizabeth Taylor, ils passent inaperçus. Dommage en un sens. L’appareil photo, ses batteries, ses cartes, examinés, ne posent pas de problème, le téléphone satellitaire reste caché dans les chaussettes d’hiver, mais une petite télécommande énigmatique émettant de discrets flashes va exciter la curiosité des soldats : c’est le «répulseur» à chiens d’Yvon. Je la désigne par ce néologisme, car "répulsif" me semble trop passif, et "répulseur" beaucoup plus tonique et efficace. Il n’aura jamais servi, et vous explique à lui seul ma grande décontraction vis-à-vis des loups que je classe parmi les canidés sensibles à ses ultrasons. Mais sur le bord de la route, j’ai perdu ma langue, et ne peux faire l’article aux officiers dont la perplexité devient suspicion, d’autant que le répulseur, entrailles à l'air dans leurs mains, prend un air tout à fait inoffensif, et c’est sans aucun doute une preuve de culpabilité. Après bien des hésitations, je suis malgré tout soulagé et libéré, le répulseur est rangé dans la catégories des spots pour boîtes de nuit !

Lorsque nous quittons la frontière pour mettre le cap au nord, la nuit tombe, et peu à peu nous réalisons que c’est l’horreur : la route a disparu, en travaux sur 200 kilomètres ! Nous ne savons pas encore qu'elle laisse place à une sorte de piste fraîche, et boueuse car il s’est mis à pleuvoir. A une allure d’escargot, nous franchissons péniblement un col, la Shurabad Pass, 2200 m d’altitude : notre chauffeur est tellement prudent que je le suspecte de souffrir d’une neuropathie optique tabagique et d’être héméralope. Nous nous immobilisons pour laisser passer, en sens inverse, trois monstrueux troupeaux de moutons et chèvres noirs dont les yeux brillent d'un éclat satanique dans les phares. Je sais dorénavant que la sottise apparente de l'œil diurne des ovins n'est qu'un leurre. Impossible dans la nuit de dénombrer ces troupeaux qui comptent entre mille et deux mille têtes.
Au passage dans la petite ville de Kouliab, nous quêtons des renseignements sur la direction, et nous faisons une pause réconfortante, à table, dans un vrai restaurant.
Ensuite, nous tombons sur une armada de pelleteuses qui travaillent en lumière artificielle, et la déviation erre dans un entrelacs de pistes incertaines et un réseau de culs-de-sacs à ornières. Du fin fond de mon minibus, peu attentif dans l’obscurité, j’ai l’impression que nous tournons à droite à chaque bifurcation, mais j’hésite à élever la voix pour suggérer un autre itinéraire quand tous les passagers sauf moi sont «chez eux». Je perds du temps à construire ma phrase avec diplomatie et mal m’en prend, au bout de trente kilomètres nous voilà revenus à l’entrée du chantier…
Et pendant ce temps, cloîtré à l'arrière du véhicule, bringuebalant à son allure de tortue, en proie aux crampes de fesses, je me tortille comme un ver, ou me suspends aux poignées du plafond. Nous en avons encore pour des heures, sous la pluie, dans la nuit, contusionnés, courbaturés, désorientés et dubitatifs. Au petit matin, pourtant, nous atteignons les banlieues de Douchanbé, il est six heures quand nous déposons, un par un, nos passagers, chacun à sa porte.  Nous avons passé 24 heures sur la route, pour ces 550 kilomètres, et c'est un score très honorable !
Pour ces allées et venues en ville, le chauffeur épuisé a laissé sa place à un cousin, qui démarre sur les chapeaux de roues et freine pour un rien en crissant. Ce frimeur calamistré conduit comme un malade à tombeaux ouverts en grillant les feux rouges malgré mes remarques qui vantent maintenant la conduite  alanguie de son cousin. Il est trop tard, selon eux, pour prendre une chambre d'hôtel, et ils insistent lourdement pour m'inviter à finir la nuit chez eux. A peine installé devant une télévision dernier cri qui débite un programme débile (comment imaginer autrement un programme de télévision à six heures du matin, qu'il soit tadjik ou français ?), et va me priver de sommeil, le frimeur oriente la conversation sur l'économie dont je bénéficie en renonçant à ma chambre d'hôtel et veut un dédommagement chiffré en dollars ! Je l'envoie promener sèchement "en tant qu'invité" et vais m'installer sur l'estrade extérieure pour finir la nuit alors que le jour se lève. Nous n'avons pas fini de nous houspiller...

 

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